mercredi 14 août 2013

UN JOUR JE SERAI... MORT !

C'était du temps où j'usais mes fonds de culottes à l'Athénée Royal de Chênée, j'avais une prof de Français qui était très jolie et qui m'inspirait plus que la grammaire même si, à treize ans, je rêvais de douces conjugaisons avec elle. Elle avait un faible pour moi, j'en étais convaincu. Faut dire que le Français était le seul cours que j'aimais dans cette sinistre école, et dans toute ma scolarité d'ailleurs. A chaque rédaction j'avais le maximum et, comble de bonheur, elle lisait mon oeuvre pour l'édification culturelle de mes condisciples.
Nous prenions le même bus, le 31, pour revenir à Liège, elle descendait après moi donc j'ignorais où elle habitait et souvent je me disais : "bon j'attend encore un arrêt des fois que..." mais je m'éloignais dangereusement de chez moi avec les risques de colères maternelles à la clef.
Un jour elle nous demanda d'écrire en rédaction une suite à la phrase "Un jour je serai..."
Mes condisciples écrivaient leurs futurs métiers ou même qu'ils seraient tout simplement riches. Elle nous demandait aussi d'expliquer cet avenir idéalisé...
Je restais de mon côté très perplexe, je ne me voyais pas avec un métier, un statut social particulier, mes connaissances de la vie et de la société n'étaient guère développées à cet âge, j'avais une vision des choses sans leur explication, une description presque uniquement photographique avec, de plus, peu de profondeur de champs. Je faillis écrire "communiste", certainement par goût déjà affirmé de la provocation mais je ne savais guère expliquer le terme... le temps passait et ma feulle restait avec ce début de phrase qui me désespérait. 
Autour de moi les futurs médecins, notaires, gendarmes, journalistes et acteurs noircissaient leurs feuilles de cahier Atoma à toute vitesse. Et moi j'étais comme paralysé.
Un peu comme quand on joue au Scrabble en Duplicate, qu'on est sûr d'avoir un mot de sept lettres et qu'on ne trouve pas où le placer et que le temps s'égrène inexorablement, quand la sueur perle au front et que le coeur bat vite, qu'on sent qu'on va se prendre une pelle et qu'on sera ridicule après avec autour les sourires entendus des autres.
Et la prof de dire en me regardant : "je ramasse les feuilles dans cinq minutes, il est temps de conclure, il est temps de relire et corriger ses fautes".
En d'autres temps j'aimais ce moment, ayant terminé d'écrire bien avant les autres, sûr de mon orthographe je regardais les autres courir après le temps perdu, s'énerver, souffler, rougir... Mais là c'était moi le pris en faute... rien ne venait alors dans un réflexe comme au Duplicate, placer en vitesse quelques lettres, un bête mot pour ne pas prendre un zéro. quatre lettres M : deux points, O : un point, R : un point et T : un point... sur le jeu vide, mot compte double : dix points !
Vite... expliquer... la panique, le compte à rebours est en marche, elle a quitté son siège et s'apprête à descendre chercher les copies...
Comme un automate je me surprend à écrire "ni fleurs, ni couronnes".
Elle prend ma feuille, lit, me regarde d'un air plus que dubitatif, continue sa récolte et la cloche sonne, tous les moineaux s'envolent vers leurs arrêts de bus, moi aussi et cet après-midi-là un collègue la ramène en voiture.
Je passe une très mauvaise nuit, trois jours même car c'est le week-end, impression d'avoir mal fait de m'être complètement discrédité auprès d'elle.
Lundi, fin de matinée, l'heure de Français, elle rend les copies fort rougies, la mienne porte dans le coin supérieur 9,5 sur 1O et TB puis son paraphe. Elle ne lit pas mon travail, elle ne lit rien d'ailleurs, efface l'équation du tableau puis se retourne vers la classe en me fusillant du regard et elle commence la leçon de grammaire.
Pourquoi 9,5 et pas 1O ? 
Je vis mal ce que je considère un échec, je me dis aussi que c'était un fameux coup de poker mais à ce jeu-là on gagne ou on perd, on a pas presque tout, on a tout ou rien, pourquoi ce demi-point en moins ?
Pourquoi cette impression pesante du non-dit, je suis mal là, c'est comme si nous étions amants au bord de la rupture. J'en ai rien cirer du subjonctif, je tête mon bic en suivant le mouvement de son corps quand elle écrit haut sur le tableau vert, cette mini-jupe moulante qui d'habitude me met en joie... là je la trouve vulgaire et indécente.
La cloche sonne, tous les moineaux s'éparpillent sauf moi, je reste bêtement à ma place à la regarder remettre ses affaires dans sa malette.
Je cherche son regard, elle me fuit, j'en suis convaincu.
Elle m'ignore, enfile son manteau et passe près de moi sans me regarder.
J'ai l'impression de me liquéfier, pas moyen de sortir un mot.
Elle se retourne et me lance : "je t'ai retiré un demi point parce que tu as fait une faute dans ton nom de famille, sinon j'ai trouvé ton travail vraiment génial !"
La porte s'ouvre et se referme, je sens le courant d'air, je m'envole et regarde la page Atoma, dans la marge, mon nom... j'ai écrit "Chevavalier", la honte !
Deux jours plus tard mes parents sont convoqués chez un psychologue du PMS qui leur parle de mon problème de déviance, d'intérêt trop marqué à mon âge pour la mort, ils ne comprennent pas et le soir je ramasse une copieuse engueulade.
La prof est malade, je ne la revois plus et l'année suivante je change d'école. 
Plus tard j'apprendrai que cette prof avait été victime d'une "longue et pénible maladie" dont on ne sort que les pieds devant.

En principe et en général après un texte du genre il est d'usage de mettre un mot en guise de conclusion, de morale, j'en mets pas - on en pense ce qu'on veut.
Vos commentaires sont les bienvenus.
Tous ensemble, tous ensemble... les psychanalystes !

1 commentaire:

  1. Hello Jacques. Belle lecture bien vivante. Pour avoir enseigné, je sais que l'attitude des élèves en dit long souvent sur ce qui est à taire dans notre société. Florian.

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